Quand l’absence des femmes des programmes scolaires est une violence symbolique
A ce sujet, cette planche de blog dessiné , excellente :
http://diglee.com/femmes–de–lettres–je–vous–aime/
ANALYSE
Au collège et au lycée, rares sont les auteures à se faire une place dans les cours de français. Logique, elles sont bien moins nombreuses que les hommes, répondent les uns ; triste expression d’un machisme séculaire, rétorquent les autres.
Bac 2015 : Paul Eluard et Gustave Flaubert. Bac 2013 : Raymond Queneau et Alfred de Musset. Avant eux : Homère, Charles de Gaulle, Samuel Beckett, Denis Diderot, Charles Perrault, Jean Giono… Les œuvres imposées à l’épreuve de littérature du bac L — la seule pour laquelle il existe une liste obligatoire — ces dix dernières années ont toutes été écrites par des hommes. C’est le constat que faisait il y a quelques jours sur son blog la dessinatrice Diglee, qui réalisait par là même que l’on étudiait peu d’auteures au collège et au lycée.
QUI CHOISIT LES œUVRES ?
Hors épreuve de littérature au bac en filière L, les profs de français sont libres de choisir les auteurs qu’ils étudient, tant qu’ils correspondent aux domaines imposés par les programmes. Lorsqu’on les interroge sur le sujet du genre, ils semblent un peu pris au dépourvu. «Je ne me suis jamais posé la question… Pourtant, la place des femmes dans la société me préoccupe, note Ariane Bach, prof de lettres en lycée. Mais ce n’est vraiment pas la manière dont j’aborde les textes, je choisis les auteurs par rapport aux thématiques qu’ils abordent».
Pour beaucoup, l’argument du nombre prédomine. «Par la force des choses, il y a peu de femmes écrivains dans l’histoire, se défend Romain Vignest, président de l’Association des professeurs de lettres. Et celles qui existent sont étudiées : Madame de Sévigné, Christine de Pisan, Marguerite de Valois. ça n’a pas à devenir un critère de choix des auteurs, nous sélectionnons les œuvres en fonction de l’intérêt littéraire, pas du sexe.» La sous–représentation des femmes lui apparaît au contraire comme un bon moyen d’expliquer aux élèves pourquoi elles sont si peu nombreuses dans la littérature et comment elles ont été opprimées culturellement.
C’est justement ce que racontait Virginia Woolf dans Une chambre à soi, en 1929. L’écrivaine britannique y aborde le sujet, alors tabou, de la création féminine et liste les obstacles rencontrés par les femmes pour accéder au statut de romancière : dépendance financière vis–à–vis de l’époux et lutte contre les idées reçues de l’époque, selon lesquelles les femmes étaient moins intelligentes que les hommes. Et quand bien même elles osaient se jeter dans la grande aventure de l’édition, elles se voyaient alors reléguées au rayon «bonnes femmes» des bibliothèques. Conclusion, pour l’auteure deMrs Dalloway, «une femme doit au moins disposer de quelque argent et d’une chambre à soi», si elle veut se lancer dans une carrière romanesque.
«Des auteures féminines ne sont pas suffisamment étudiées, mais il ne faudrait pas essayer de chercher une parité qui ne peut pas exister,poursuit Romain Vignest. Si l’on va chercher des écrivains de second ordre[pour obtenir la parité, ndlr], on va atteindre le but inverse de celui que l’on cherche.» Difficile, cependant, de qualifier d’écrivains de second ordre des figures littéraires telles que Marguerite de Navarre, Mary Shelley, Edith Wharton ou les sœurs Brontë.
LES PROGRAMMES POINTéS DU DOIGT
Lionel Vighier, professeur de français en collège, passe en revue les thématiques à aborder selon les niveaux : «En sixième on voit les écritures fondatrices de la littérature, comme la Bible ou l’Odyssée. En cinquième, c’est le Moyen–Age, il n’y avait pas beaucoup de femmes qui écrivaient ; même problème avec les grandes découvertes, qui renvoient à la Renaissance. En quatrième, on voit le roman réaliste, c’est surtout Zola, et à part George Sand je ne connais pas beaucoup de femmes. Et le fantastique, mais je ne connais pas de femmes au XIXe siècle qui écrivent de la littérature fantastique. En troisième c’est plus simple, on travaille sur l’autobiographie, il y en a beaucoup.» S’il recense nombre d’auteures de renom au XXe siècle, il est à la peine concernant les périodes plus anciennes.«Mais c’est peut–être une méconnaissance de ma part», concède–t–il, avant de souligner que c’est justement ce système scolaire très masculino–centré qui forme les enseignants.
Pour Marine Roussillon, prof en lycée et responsable de l’éducation au comité exécutif national du Parti communiste, les programmes sont la cause de ce tropisme masculin. «On doit étudier le théâtre classique, le roman réaliste, or ce sont des genres souvent associés aux hommes, avec Molière, Corneille, Balzac, Zola. L’enseignement du français est vraiment fait pour transmettre une sorte de patrimoine plus que pour débattre sur les textes. Et la liste des grands auteurs est assez close», déplore–t–elle. Elle–même cherche à mettre en avant des femmes, mais se retrouve vite contrainte par les frontières académiques. «Charles Perrault [imposé plusieurs fois au bac L, ndlr] est le seul conteur homme de son époque. Au lieu de l’étudier, pourquoi ne comparerait–on pas trois ou quatre versions d’un conte, notamment ceux de Madame d’Aulnoy ?» interroge–t–elle.
Les programmes et œuvres obligatoires sont décidés en commission, à l’initiative de la direction générale de l’enseignement scolaire. La question de la présence ou non de femmes n’y a jamais été soulevée. «Nous demandons aux professeurs de français de transmettre une culture littéraire. Il y a donc un rapport au passé. Or dans le passé littéraire, il n’y a pas beaucoup d’auteures femmes», estime Paul Raucy, doyen du groupe des lettres de l’inspection générale. Mais, ajoute–t–il, «il n’y a pas de militantisme « programmatique »» en faveur des hommes. Il dit comprendre les questionnements liés à la présence d’auteures, et assure même : «C’est une question que l’on se posera.» Pour autant, le genre des écrivains n’a aucune raison d’être pris en compte en tant que tel. «Nous avons d’autres critères qui sont essentiels : la pertinence par rapport au domaine figurant au programme et la faisabilité.»
LES FIGURES FéMININES MINIMISéES
En novembre 2013 paraissait le Dictionnaire universel des créatrices, aux éditions des femmes — Antoinette Fouque. Quatre mille huit–cents pages passant en revue 10 000 femmes illustres dans des domaines aussi variés que les sciences, les arts, la politique ou le sport. Et bien sûr, les lettres. Michèle Idels, codirectrice de la maison d’édition, tient à souligner qu’«il existe des femmes majeures à tous les moments de l’histoire. Mais on constate que le rôle des grandes femmes est souvent minimisé. Qui sait que le premier auteur de littérature mondiale est une femme, En–Hedu–Ana, au XXIIIe siècle avant Jésus–Christ ?»
Et de citer, pêle–mêle : Marie de France, auteure de fables dont s’est inspiré Jean de la Fontaine ; Christine de Pisan, première écrivaine française à vivre uniquement de sa plume ; George Sand, négligée durant trois quarts de siècle après sa mort et réhabilitée grâce à Proust et Flaubert ; Marcelle Tynaire, romancière prolixe «oubliée des anthologies littéraires de la Belle Epoque» ; Maya Angelou, qui «apporte un éclairage capital sur le racisme et l’identité aux Etats–Unis». «Il y a une invisibilisation des femmes. On ne connaît même pas le nom de celles qui ont été Prix Nobel de littérature (1), déplore Michèle Idels. Il suffit de se pencher, de travailler, de lire, et on ne peut plus dire qu’il n’y a pas de femmes.»
AVOIR DES MODèLES FéMININS
Etudier des femmes, d’accord, mais qu’est–ce que ça change ? «C’est très important pour la formation de l’identité des filles : elles ne sont pas obligées de s’identifier aux grands hommes pour exister. On fait ainsi des femmes des sujets qui ont de la valeur, et qui sont source de valeur», défend Michèle Idels. Certains enseignants sont moins tranchés. «Pourquoi les femmes auraient besoin de modèles plus féminins que masculins ? Ce sont plus les valeurs véhiculées qui m’intéressent. Plein de femmes ont une vision aussi sexiste que les hommes, défend Marine Roussillon. Le portrait de femme le plus féministe que j’étudie vient de Louis Aragon.»
«POLITIQUEMENT CORRECT»
Comme la plupart des enseignants interrogés, Lionel Vighier ne s’était pas vraiment posé la question de la présence ou non d’écrivaines dans son programme. S’il reconnaît qu’il s’agit d’une «question intéressante», il se méfie d’un changement radical d’approche. «J’ai un critère de qualité, que ce soit un homme ou une femme. Si je veux commencer à obtenir une parité entre les auteurs, pourquoi ne serait–ce qu’un critère de sexe et pas de couleur de peau ? J’étudie Aimé Césaire en troisième, mais parce qu’il est remarquable, pas parce qu’il est noir. Si j’étudie un auteur juif, dois–je étudier un auteur musulman pour équilibrer ? J’aurais l’impression de devoir établir mon corpus pour faire du politiquement correct.»
Mais tous reconnaissent être favorables à davantage de diversité. Avec plus de femmes, donc, mais aussi plus d’auteurs francophones, qu’ils soient haïtiens, québécois ou sénégalais. «J’ai introduit des auteurs africains, ça change complètement l’image de la littérature que les élèves avaient, se félicite Marine Roussillon. ça devient plus proche, plus vivant, ce n’est plus ce vieux truc dont on leur parle depuis le collège.»
(1) Il y en a treize en tout, dont Pearl Buck (1938), Toni Morrisson (1993), Elfriede Jelinek (2004) et Doris Lessing (2007). La dernière en date est Alice Munro (2013).
Elsa MAUDET