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Pourquoi est–il toujours compliqué d'être féministe ?

Elles sont souvent perçues comme ringardes, sexistes, trop violentes et suscitent parfois le rejet d’hommes comme de femmes. L’historienne Bibia Pavard explique à francetv info pourquoi les féministes dérangent.

Propos recueillis par Camille Caldini

Mis à jour le 22/12/2014 | 05:52 , publié le 22/12/2014 | 05:52

Sept Français sur dix estiment que les militantes féministes « n’ont pas la bonne méthode ». C’est ce qui ressort d’un sondage Harris Interactive, réalisé pour le magazine Grazia en octobre. La caricature des féministes en femmes aigries, moches et détestant les hommes est un petit peu passée de mode, mais résiste toujours dans certains esprits. Si bien que malgré 150 ans d’histoire et de progrès sociaux en matière d’égalité hommes–femmes, il peut être encore difficile d’afficher son féminisme. Pour le comprendre, francetv info a interrogé Bibia Pavard, maîtresse de conférences en histoire à l’Institut français de presse (IFP), à l’université Panthéon–Assas, à Paris.

Francetv info : Est–ce qu’on est féministe en 2014 comme dans les années 1950 ou 1970 ?

Bibia Pavard : Les mobilisations féministes, en tant que mouvement social, ont débuté dans les années 1860, en France. Cette longue histoire nous permet de percevoir à la fois des continuités et des ruptures. Les continuités se trouvent du côté de la revendication de l’égalité entre les sexes mais aussi des types d’organisation (associations ou groupes nationaux et transnationaux) et des modes d’action qui visent à alerter et à faire pression. Une autre continuité est celle de vouloir faire de la politique autrement.

Mais les mouvements féministes sont toujours traversés par les enjeux propres à leur époque. Par exemple, à la fin du XIXe siècle, dans le contexte de la IIIe République, les mouvements étaient plutôt orientés vers la question des droits civils et civiques pour les femmes. Dans les années 1960 et 1970, dans un cadre empreint de marxisme, l’idée était de lutter contre le capitalisme et le patriarcat, d’agir sur la domination masculine. Aujourd’hui, on constate un éclatement des objectifs et des modes d’action des féministes, qui correspondent à la perte de grands repères idéologiques que l’on observe dans la société en général.

Si les mouvements féministes s’adaptent à la société, comment expliquer qu’ils soient encore souvent qualifiés de « ringards » ?

Il y a peut–être deux explications à cela. D’abord, quand les médias parlent de féminisme, c’est pour évoquer le « nouveau féminisme ». La couverture médiatique est toujours plus importante quand il y a une nouvelle génération féministe qui se rend visible. Cela contribue à construire une opposition nouveau/vieux. Mais le processus de ringardisation se produit aussi au sein des mouvements féministes eux–mêmes. Dans les années 1970, quand émerge le Mouvement de libération des femmes (MLF), il proclame « l’année zéro » du féminisme et ringardise les féministes des années 1950 et 1960 qui ont pourtant beaucoup fait pour l’égalité des droits civils, dans le mariage et le divorce notamment, et qui ont beaucoup milité pour la liberté de la contraception.

Est–ce un schéma que l’on retrouve aujourd’hui ?

Nous sommes dans la même situation, avec des féministes plus jeunes qui emploient des modes d’action différents et portent un regard critique sur la génération précédente. Par exemple, les Femen ont un discours très critique, qui frise parfois l’antiféminisme. Elles sont capables de présenter les féministes de la génération des années 1970 comme des féministes vieilles, aigries, moches. Elles reprennent certains stéréotypes que l’on retrouve dans l’antiféminisme, pour montrer à quel point elles sont différentes et nouvelles.

Les féministes sont aussi régulièrement taxées de sexisme, parce que certains groupes excluent les hommes. Peut–on parler d’un féminisme sexiste ?

C’est oublier qu’il y a toujours eu des hommes engagés dans le féminisme. Mais selon les époques et les groupes, le fait de rester entre femmes est plus ou moins valorisé. Le MLF par exemple affirmait sa non–mixité, car il s’agissait de mettre en avant un « entre–femmes » et la revendication de se libérer soi–même face à la domination masculine. Mais il y avait tout de même des hommes engagés dans d’autres mouvements féministes et il y en a toujours. Dans son discours à l’ONU, l’actrice Emma Watson « invite » les hommes à participer à la lutte pour l’égalité femmes–hommes, comme s’ils n’avaient jamais été conviés. C’est une autre façon de faire table rase du passé, de proclamer une nouvelle « année zéro » du féminisme.

En dehors des milieux militants, comment les idées féministes se diffusent–elles dans la société ?

On observe des phases d’expansion et de reflux, plutôt qu’une progression linéaire. C’est pour cette raison qu’on utilise souvent la métaphore des vagues pour décrire ces évolutions historiques. Avec des moments où les idées féministes se diffusent largement et des moments de creux où au contraire, il peut y avoir un recul, un retour de bâton. En ce moment, c’est plutôt le haut de la vague. Il y a à la fois une grande diversité de groupes très actifs sur des sujets multiples, des idées reprises dans les médias, dans la culture populaire. Et l’on dispose aussi d’instances gouvernementales dédiées à l’égalité entre les hommes et les femmes, même si le ministère des Droits des femmes s’est transformé en secrétariat d’Etat avec le remaniement, donc un relais au sein de l’Etat. Cela constitue un vaste « espace de la cause des femmes », comme l’a décrit la politiste Laure Bereni, plus favorable à la diffusion des idées féministes. On l’a vu dans le cas de la réforme sur la parité. La mobilisation des associations féministes, d’intellectuelles, combinée à la volonté de responsables politiques et à des relais médiatiques, ont permis d’y parvenir.

Haut de la vague, institutions favorables, multiples acteurs… Est–ce pour autant facile, dans cette période, de dire « Je suis féministe » ?

Il n’y a pas véritablement d’études et très peu de sondages sur l’opinion qu’ont les Français vis–à–vis du féminisme et des féministes. Néanmoins, on remarque qu’à certains moments de l’histoire, il est plus facile de se revendiquer féministe. Aujourd’hui, de plus en plus d’acteurs publics s’en réclament : des militantes et militants, des personnalités politiques, des ministres, des artistes. Le mot apparaît moins tabou. Il est plus facile de se l’approprier. Mais il est toujours difficile d’être féministe, dans la mesure où cela implique une vision de la société qui dénonce des rapports de pouvoir et qui a vocation à la transformer complètement. Il faut quand même le dire : le féminisme est une position politique révolutionnaire, au sens où il s’agit de transformer totalement les rapports sociaux. C’est donc un positionnement qui gêne beaucoup de personnes. Ce n’est jamais anodin de se dire féministe.

En parlant de la gêne provoquée par ces revendications, sur quoi repose l’antiféminisme ?

Pour répondre, il faut déjà définir le féminisme. Il n’y a d’ailleurs pas un féminisme univoque : l’emploi du pluriel est vraiment essentiel. Mais s’il y a bien quelque chose qui traverse tous les féminismes, c’est l’idée de lutter contre l’oppression spécifique des femmes en raison de leur sexe et de proposer des solutions individuelles et collectives, pour abolir les inégalités liées au sexe. A partir de là, on pourrait penser que tout le monde devrait être féministe, car c’est finalement un projet assez consensuel.

Mais l’antiféminisme a d’autres ressorts. Il peut reposer sur l’idée de l’importance de la différence des sexes. Les antiféministes accusent les féministes de prôner l’indifférenciation totale, mais cela n’a jamais fait partie de leurs revendications. On rencontre ce rejet aussi bien chez les hommes que chez les femmes, chez des personnes qui se sentent menacées dans leur identité, dans leur manière de comprendre le monde. Ensuite, l’antiféminisme rejette souvent les féministes elles–mêmes et leurs modes d’action, plus que leurs idées. L’idée d’égalité étant déjà inscrite dans les valeurs républicaines, dans la loi, s’y opposer serait un peu comme revendiquer son racisme. Ce ne serait pas socialement accepté.

Parmi les antiféministes, on compte aussi des femmes, qui refusent « l’étiquette » de féministe, parce qu’elles se sentent jugées. N’y a–t–il pas quelque chose de moralisateur dans certains discours féministes ?

Je ne dirais pas « moralisateur », non. Il faut bien rappeler que le féminisme est une posture critique. Critique sur l’organisation de la société, sur les rapports de pouvoir, sur la langue, les mots. Un slogan clé du féminisme est « tout est politique », alors si tout est politique, tout est sujet de débat et tout peut devenir controverse, être analysé et critiqué. Je dirais plutôt que les féministes ont tendance à tout remettre en question et cela peut, en effet, apparaître comme assez brutal aux personnes qui ne sont pas habituées à cette approche de déconstruction. Pour entrer dans des organisations, des associations féministes, il y a toujours un temps d’adaptation nécessaire, pour comprendre le fonctionnement, le vocabulaire, les codes. C’est plutôt ça qui peut éventuellement être vécu tantôt comme moralisateur, tantôt comme trop violent. C’est une culture de la confrontation. Il peut d’ailleurs y avoir une grande violence des conflits à l’intérieur des différents groupes féministes. Comme dans beaucoup d’organisations politiques finalement. Il y a de véritables lignes de fracture.

Aux Etats–Unis, parce qu’elles se sentaient exclues du féminisme mainstream, des femmes noires se sont organisées pour revendiquer un « black feminism », qui lutte en même temps contre le sexisme et contre le racisme. Y a–t–il le même sentiment de rupture entre des groupes féministes en France ?

La ligne de fracture en France n’est pas sur les questions raciales autant qu’aux Etats–Unis. En Amérique du Nord, il existe une forte revendication de cette intersectionnalité, qui met en lumière les croisements des rapports de pouvoir. Cela consiste à dire qu’on n’a pas la même expérience de la société selon qu’on est une femme blanche des classes sociales aisées ou une femme noire de classe populaire. L’intersectionnalité existe aussi en France, bien sûr, où des groupes se revendiquent à la fois antisexistes et antiracistes. Mais ici, la ligne de fracture porte sur la laïcité plutôt que sur la couleur de peau. Il y a eu par exemple une ligne de division assez nette autour de la loi sur l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école entre les féministes pro–voile et les féministes anti–voile.

Quelles sont les grandes questions qui divisent nettement les féministes ?

Les deux principales questions sont le port du voile et la prostitution, qui non seulement peuvent diviser les associations entre elles, mais divisent aussi au sein même de certaines organisations. Sur la question de la prostitution, on parle aussi d’une division entre les féministes prosexe et celles qui sont plus critiques, voire abolitionnistes. Mais les prosexe ne sont pas automatiquement anti–voile.

Qui sont les grandes figures féministes aujourd’hui en France ?

On peut peut–être penser à Najat Vallaud–Belkacem du côté du féminisme institutionnel, mais en réalité, il n’y a pas vraiment de grande figure du côté des militantes. Il y a en revanche des féministes médiatiques. Isabelle Alonso, à la tête des Chiennes de garde, a été la première féministe télévisée. Aujourd’hui, il y a Caroline Fourest, par exemple, et il y en aura probablement d’autres. Mais ce sont à chaque fois des individus, qui portent une certaine voix du féminisme : il n’y a pas un visage qui incarne ce mouvement très hétérogène.

Et des porte–parole comme Emma Watson ou Beyoncé, ces « féministes pop » comme les appellent les médias ?

A chaque fois qu’une personnalité populaire revendique son féminisme, elle crée la controverse. Certaines militantes trouvent que c’est une arme très puissante ; d’autres dénoncent une récupération du féminisme par le capitalisme et le patriarcat. Toutefois, on peut constater, de façon plus neutre, qu’elles ont un impact direct sur la médiatisation du mot « féministe », mais pas forcément sur les idées. Elles entraînent un phénomène de répercussion médiatique immédiat. Si une militante anonyme avait tenu le même discours qu’Emma Watson, personne n’en aurait parlé.

Est–ce que médiatiser le mot « féministe » n’est pas déjà une première étape vers la diffusion des idées ?

Si, c’est d’ailleurs l’une des luttes des groupes féministes : associer de la fierté à ce mot, avec des images, des slogans qui ont vocation à se réapproprier le terme et à l’associer à des idées positives. Cela se voit dans le nom même d’Osez le féminisme, mais c’est vrai aussi pour tous les groupes qui se revendiquent du féminisme. Encore une fois, il n’est pas anodin d’employer le mot « féministe ». C’est une façon d’accepter aussi de rendre hommage aux luttes qui ont eu lieu dans le passé.